Karachi: le député Cazeneuve dénonce un «cynisme d'Etat»
source et suite de l'article : www.mediapart.fr
Bernard Cazeneuve, député-maire socialiste de Cherbourg, parle bas. Maîtrise chacun de ses mots. Il aime à promener l'image d'un «notaire», comme il le dit lui-même, qui fuit le bruit et la fureur des emballements, politiques ou médiatiques. Plongé dans les bas-fonds de l'affaire Karachi, dont il fut le rapporteur de la mission d'information parlementaire en 2010, Bernard Cazeneuve publie, mercredi 4 mai, un livre-témoignage: Karachi, l'enquête impossible (Calmann-Lévy).
Pour Mediapart, il tire les leçons institutionnelles d'une affaire où s'entrechoquent terrorisme, ventes d'armes et corruption politique, et qui éclabousse aujourd'hui jusqu'au sommet de l'Etat. Vous indiquez dans votre livre que, dans les jours qui ont suivi l'attentat de Karachi, vous avez ressenti un sentiment de culpabilité. De quelle culpabilité s'agissait-il ?
B. Cazeneuve BERNARD CAZENEUVE. L'attentat de Karachi a profondément traumatisé les habitants du Cotentin. Il les a laissés inconsolables. Dans les heures qui ont suivi l'annonce du drame, la puissance publique s'est montrée intrusive à l'égard des familles, comme si elle voulait s'emparer d'un deuil qui ne lui appartenait pas. Les journalistes ont parfois cherché à faire des images qui fassent leur effet. Tout cela a fait fi de la profondeur du chagrin d'une ville anéantie.
Dans ma responsabilité de maire, j'ai été, par la force des choses, associé à l'organisation des hommages officiels et à la cérémonie des obsèques et je me suis parfois senti coupable de devoir participer à la confiscation d'un deuil. Par ailleurs, la réforme des arsenaux avait pour vocation de faire de la Direction des construtions navales une entreprise à part entière, capable d'affirmer sa compétitivité sur les marchés mondiaux de l'armement.
C'est pour donner toutes ses chances à la DCN de remporter des marchés, notamment à l'exportation, que cette réforme avait été voulue par la gauche et que je l'avais votée au Parlement, au terme d'une longue bataille pour en amender positivement le contenu. Lorsque la tragédie éclate, le 8 mai 2002, je ne peux m'empêcher de revisiter les choix politiques auxquels j'ai participé, comme on sonde sa conscience. C'est assez naturel finalement, dès lors qu'on admet que la politique a d'abord une dimension humaine. C'est cette introspection que j'ai voulu décrire pour que chacun comprenne ce qu'est Cherbourg, comment se manifeste la dignité de ses habitants.
J'ai éprouvé le besoin de dire quelle épreuve le Cotentin avait traversée. Vous écrivez: «Une nation témoigne de sa force si elle sait marier, dans une même aspiration, raison et morale d'Etat.» L'affaire de Karachi est-elle, selon vous, l'incarnation d'une immoralité d'Etat ? Vous le savez, j'ai peu de goût pour les postures accusatrices et les formules qui permettent, en s'érigeant en procureur, de se donner le beau rôle. Ce que j'ai constaté cependant dans ce dossier, c'est l'incapacité de l'Etat à créer autour de cette affaire un climat qui donne confiance aux familles, qui leur garantisse que les plus hauts responsables de la République seront à leur côté pour les accompagner dans la recherche de la vérité.
Lorsque Nicolas Sarkozy qualifie de fable l'hypothèse sur laquelle travaille un juge d'instruction indépendant, il sort de sa réserve, ce que devrait lui interdire son rôle de président de la République, garant du fonctionnement régulier de la justice.
Par la brutalité du propos, il donne le sentiment de céder à un cynisme d'Etat. De la même manière, son gouvernement manifeste un mépris d'Etat à l'égard du Parlement, lorsque les députés veulent enquêter et que le gouvernement les entrave. Je ne parle même pas des conditions dans lesquelles le parquet a pu chercher à ralentir la marche des enquêtes...
Tout cela est loin, en effet, de la république irréprochable et de la morale d'Etat sans laquelle il est difficile de faire prévaloir en toute chose le principe de responsabilité...